Mémoriser rapidement les kanji peut paraître un défi insurmontable à qui ignore les lois de la mémorisation efficace. Or ces lois sont aujourd'hui pour l'essentiel connues grâce à deux découvertes récentes.
D'une part la neurophysiologie des processus cognitifs et donc des apprentissages a enregistré des progrès décisifs grâce à Norman GESCHWIND et à Roger Wolcott SPERRY dont les travaux sur le fonctionnement des hémisphères cérébraux ont été récompensés par le prix Nobel de Médecine et de Physiologie. On sait désormais que le processus de déchiffrage, d'identification et de mémorisation des textes écrits reposent sur des interactions précises entre diverses zones de l'hémisphère cérébral gauche (aire de Broca, aire de Wernicke, aire visuelle primaire, gyrus angulaire). Cet hémisphère traite les signes du langage écrit en allant du plus simple vers le plus compliqué et en segmentant l'information de manière analytique. L'hémisphère droit, qui est aussi partie prenante dans les processus de reconnaissance et de mémorisation, utilise quant à lui des techniques analogiques. Un livre du Docteur Ghislaine WETTSTEIN-BADOUR résume pour les lecteurs francophones les implications pédagogiques considérables de ce mode de fonctionnement cérébral. (Lecture : La recherche médicale au secours de la pédagogie, 171 p., 1993, Editions Fransya, 33 rue de la Mariette, 72000 Le Mans, tél. 02 4372 2004.)
Au même moment, le Français Antoine de la GARANDERIE découvrait les principes de la gestion mentale (Les profils pédagogiques, Bayard 1980 ; Pédagogie des moyens d'apprendre, Bayard, 1982 ; Critique de la raison pédagogique, Nathan, 1998) : Partant d'une démarche introspective, héritée du philosophe Albert Burloud, il a établi que la mémorisation fait intervenir des évocation mentales (visuelles ou auditives) prenant appui soit sur le réel (paramètre 1), soit sur les signes du langage écrit (paramètre 2) soit sur un raisonnement logique intérieur (paramètre 3) soit sur des rapprochements inédits ou créatifs (paramètre 4). La mémorisation suppose en outre la capacité de se projeter dans un imaginaire d'avenir.
La méthode de mémorisation des kanji mise au point par James W. HEISIG et par son adaptateur francophone Yves MANIETTE a deux grands avantages : elle est efficace et elle est amusante. Son étonnante efficacité, elle la doit à ce qu'elle respecte intégralement les mécanismes selon lesquels le cerveau mémorise. Contrairement à une conviction encore ancrée dans une large fraction des milieux enseignants, le cerveau confronté à une tâche de lecture ou de mémorisation ne fonctionne jamais globalement. D'où l'échec des "méthodes globales" d'apprentissage de la lecture. Un kanji n'est pas appréhendé comme une "icone" mais décomposé en sous éléments par l'hémisphère cérébral gauche. La méthode HEISIG conjugue le traitement du kanji par le cerveau gauche (identification analytique de ses éléments constitutifs) et par le cerveau droit (libération de l'imagination créatrice invitée à relier, par un fil conducteur métaphorique ou associatif, les divers éléments identifiés à l'intérieur du kanji). La décomposition analytique permet l'identification précise du kanji (qui évite les confusions avec des kanji ressemblant) et le travail en cerveau droit fait jaillir l'intuition de sens qui assure la mémorisation. C'est pourquoi le souvenir se fixe aisément et durablement chez l'ensemble des sujets, quelle que soit leur forme de gestion mentale (visuels ou auditifs, applicants ou explicants, opposants ou composants).
Enfin, la méthode proposée ici permet de bien maitriser la polysémie des kanji ou des composants. Il est en effet fréquent en japonais qu'un même graphème (composant) comporte à la fois un sens explicite et un sens "virtuel" qui se trouve activé dans certaines combinaisons graphiques. C'est ainsi que le kanji de rizière,, connote aussi le sens d'activité cérébrale, par exemple dans penser ; de même le kanji lune, , connote lorsqu'il se rencontre en position de clé le sens de charnel ou corporel. on pourrait dire que les éléments rizière et lune fonctionnent ainsi comme des "sésames" dans la mesure où ils ouvrent une caverne de significations différentes comme dans le célère conte d'Ali Baba. La méthode HEISIG-MANIETTE permet ainsi un apprentissage par "grappes" qui occasionne un gain de temps considérable, puisque les kanji sont mémorisés en réseau.
Comparée aux méthodes "généalogiques" fondées sur la filiation pictographique des kanji et aux méthodes "statistiques" fondées sur l'ordre des fréquences décroissantes, la méthode HEISIG-MANIETTE s'impose comme la plus efficace et la plus agréable pour le plus grand nombre. C'est le fruit de son réalisme au sens aristotélicien du terme, car elle respecte la nature du cerveau humain ; c'est aussi l'effet de son principe pédagogique : le plus sûr moyen de ne jamais s'ennuyer consiste à stimuler le libre déploiement de l'intelligence par des associations mentales fécondes et, dans le cas présent, souvent désopilantes.
Richard Dubreuil, Agrégé de l'Université
Professeur de japonais à l'Institut d'Études Politiques de Paris.