Le "Dictionnaire extraordinaire des mots ordinaires" de René Droin
a été cité de nombreuses fois sur la liste oulipo. C'est notamment
dans cet ouvrage que se trouve sa géniale phrase franglaise « Jean
put dire comment on tape », ou son poème carré homonymique « Nue »

    La bise  la brise  [= Le vent glacial d'hiver déchire la nuée]
    La brise la bise   [= Le doux zéphyr caresse la fille dénudée]

La première édition de ce livre (Belfond, 1991) est épuisée depuis
longtemps, et je ne suis sans doute pas le seul à l'avoir cherchée
en vain dans diverses librairies. Mais, ô joie ! l'auteur vient de
rééditer une version augmentée de ce dictionnaire. C'est un régal,
et je l'ai dévoré avec délectation pendant les dernières semaines.

René Droin y présente les "anormots" de la langue française, qu'il
collectionne depuis toujours comme un entomologiste. Il a conservé
les meilleures trouvailles de la littérature, et largement enrichi
son recueil de ses propres recherches. Non seulement ça représente
une mine inépuisable d'informations pour les lecteurs oulipophiles
mais c'est aussi illustré avec la finesse et l'humour de l'auteur.
Ceux qui connaissent son roman monosyllabique "TOM" y retrouveront
son érudition et son goût pour tous les jeux de mots. Les amateurs
de contrepèteries & de gauloiseries seront aussi largement servis.

L'auteur étant un "oucrucipien" notoire, c'est-à-dire un auteur de
mots croisés à contraintes, on ne s'étonnera pas de l'ambiguïté de
certaines de ses définitions, utilisant la polysémie des termes en
question. Les mots "bilingues" sont par exemple présentés avec une
courte phrase qui combine astucieusement les deux significations :

MAIN :  Principale / extrémité du bras       (anglais / français).
SANG :  L'internationale : un Chant / rouge (allemand / français).

Sa définition autoréférente du REVEIL est également verbicruciste,
et illustre joliment la poésie qui se dégage souvent de ce livre :

    REVEIL : IL met fin au REVE.

Évidemment, les anagrammes ne sont pas oubliées, mais au lieu d'en
donner des listes austères et interminables, René Droin ne choisit
que les plus intéressantes. J'ai presque envie de vous recopier le
livre en entier ! Voici par exemple sa traduction du proverbe « En
Avril ne te découvre pas d'un fil, en Mai fais ce qu'il te plaît »

    AVRIL - VIRAL
      MAI - AMI

Dans son introduction historique aux anagrammes, l'auteur rappelle
que le nom de "Voltaire" en était une, et fait remarquer qu'on l'a
échappé belle : Arovet L.I. aurait aussi pu s'appeler "traviole" !

Mais ce dictionnaire explore bien d'autres curiosités du français,
des étymologies étonnantes aux exceptions, en passant par toute la
kyrielle des autocontraires, faux-ménages & réconcilés, paronymes,
logogriphes & métagrammmes, mots sans rimes, palindromes, records,
phonétiques & "épelures", mimogrammes, hermaphrodites, charades...

C'est bien simple, si un mot vous a un jour étonné, il a de fortes
chances d'être cité par René Droin ! Par exemple, j'avais remarqué
l'accumulation de voyelles consécutives du verbe "rougeoyaient" et
je l'avais même prévu pour terminer une nouvelle ("voyous liés") :
René Droin l'avait vu avant moi. Récemment, j'ai cru être original
en envoyant sur la liste oulipo une version "neutre" du Desdichado
de Nerval : cela m'aurait demandé moins de boulot si j'avais eu la
liste de mots "hermaphrodites" de ce dictionnaire à disposition...

Il s'agit donc bel et bien d'un dictionnaire, et son utilité n'est
pas à démontrer pour des oulipophiles. Mais il se lit surtout avec
grand plaisir, tant le style de l'auteur est amusant. Par exemple,
voici in extenso le paragraphe qu'il consacre au couple hystorique

HEROS n.m. / HEROINE n.f.
EXCEPTION  Le H initial est aspiré dans le HEROS et pas dans l'HEROINE.
Ceci est d'autant plus curieux qye c'est l'HEROINE qui est justement
une sorte de _hasch_ qu'on aspire ! Les HEROINES seraient-elles moins
sensibles que les HEROS aux... liaisons dangereuses ? Ou s'agit-il tout
simplement d'éviter que les HEROS n'apparaissent comme des... ZEROS ?

De nombreuses citations émaillent aussi les définitions. Desproges
illustre le concept de "charade" avec son "Plus cancéreux que moi,
tu-meurs !". Scutenaire ennoblit le contrepet avec sa "Culture, tu
r'cules". Vilmorin est évidemment invoquée pour la phonétique avec
son "Alphabet des aveux" (ABI ABI...). L'homonymie fait apparaître
Alphonse Karr, qui disait d'un marin ayant plusieurs fois tenté de
se pendre : "Il ira dans le ciel car Dieu est plein de miséricorde
pour le pêcheur qui se repend". Quelques phrases restent anonymes,
comme cette incongruité : "On a dit d'un duc qu'il était plus fort
de la particule que de la partie tête". La plupart du temps, c'est
Droin qui en est clairement l'auteur. Voici par exemple sa version
raccourcie d'une célèbre pensée de Pascal : "Cléopâtre: NEANMOINS,
toute la face de la terre en eût été changée". Ou encore cet autre
type d'homonymie : "Faut-il s'étonner si un si beau PARTI, passant
de nom à participe, finit un jour par quitter le foyer conjugal ?"
Ou cette question phondamentale du sexe des anges : "Esprit, es-tu
LA, ou es-tu LE ??". Toute la différence entre ce livre et le dico
des homonymes récemment paru chez "Robert" est donc qu'ici, il est
impossible de s'ennuyer. Rien à voir avec de bêtes listes de mots.

Permettez-moi pour finir de vous citer quelques unes des épelures,
terme forgé par René Droin pour désigner les mots ayant un rapport
étroit avec la phrase prononcée quand on les épelle. SACHET : est-
ce assez acheté ? CRIC : s'est hérissé. Et ce véritable madrigal :
"FEMME : est fée, aime aimer." Les amateurs de symétrie trouveront
aussi que les mots "dieu" et "bien" se ressemblent étrangement, et
verront que R. Droin n'a pas oublié les ambigrammes naturels comme
"inouï". Et saviez-vous que MIL valait 1049 au temps des Romains ?

L'auteur propose sa nouvelle édition au même prix que la première,
à savoir 110 FF (+ 25 FF de frais d'envoi en "Poste-Livre"), et il
nous offre en plus une nouvelle inédite ! On peut joindre l'auteur
à son adresse électronique <rdroin@protee.fr>, mais pour commander
ce Dictionnaire extraordinaire, il vaut mieux écrire à l'adresse :
René Droin, rue des Glycines, F 42270 St-Priest-en-Jarez (France).

En étant ravi d'avoir enfin réussi à me procurer ce livre; amitiés
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